Hommage à Robert Badinter (1928-2024)

Fondateur et Président d’honneur de l’AFHJ

Photo by Catherine GUGELMANN / AFP

À l’occasion du 40ème anniversaire de l’abolition de la peine de mort en 2021, Robert Badinter raconte, dans l’entretien qu’il a donné à Sylvie Humbert, Hervé Leuwers et moi-même pour notre ouvrage Les Chemins de l’abolition de la peine de mort. De Cesare Beccaria à Robert Badinter (La Documentation française, 2023), la journée du 30 septembre 1981. En ce jour de vote de l’abolition au Sénat, il se trouve à la place où siégeait Victor Hugo dans l’Hémicycle. Au moment où s’affiche le résultat du vote, il pose sa main sur la plaque commémorative de l’écrivain, comme pour sentir sa présence. Il est 12h50. À cette date, le vœu d’une « abolition pure, simple et définitive » qu’ils partagent se réalise enfin. Il conclut l’entretien d’une voix presque murmurée. « Il faisait beau, ce matin ; le brouillard était dissipé… Je suis sorti du Sénat, j’ai parcouru le jardin du Luxembourg où il y avait des enfants qui étaient là et jouaient, je me suis assis et je les ai regardés, j’ai eu un sentiment particulier si fort… la peine de mort n’existait plus, c’était fini ».

Robert Badinter nous quitte aujourd’hui après avoir accompli sa mission avec le même sentiment de plénitude. Avocat familier des prétoires, il fait de l’histoire judiciaire, de ses rites et de ses acteurs sa passion prédominante. Garde des sceaux, il demande le dossier de Landru, criminel notoire de la Belle Epoque, et s’indigne en apprenant qu’il n’a pas été versé aux archives. Dans un ministère sans souci de sa mémoire et de son patrimoine, il crée alors l’Association Française pour l’Histoire de la Justice, longtemps placée sous la présidence de Pierre Truche, à qui il avait confié l’accusation dans le procès de Klaus Barbie.

Chez lui, l’histoire s’écrit au présent. Par ces deux passions conjointes, celle de l’histoire et celle de la justice, il lie le goût des archives aux combats de son temps. Le temps court de la réforme s’éclaire par le temps long de l’héritage. Son bureau n’est-il pas orné des traces des combats d’hier et d’aujourd’hui : le décret de l’abolition de l’esclavage en 1791, le texte original de la Déclaration des droits de l’homme, le fac-similé du « J’accuse » de Zola dans L’Aurore, mais aussi les multiples pièces autographes ou dessins de presse sur l’abolition de 1981 ?

« Le devoir d’ingratitude »

Il suffit d’avancer dans l’ombre discrète de sa bibliothèque pour mesurer sa contribution à l’œuvre de justice. Les textes sont sous nos yeux. Celui du recours individuel permettant aux citoyens de saisir la Cour européenne des droits de l’homme en 1981. Celui du protocole de la Convention européenne qui interdit, en 1986, le rétablissement de la peine de mort. Ceux de la commission pour la paix dans l’ex-Yougoslavie qu’il préside en 1992. Sur son bureau figure son dernier ouvrage, Vladimir Poutine. L’accusation (Fayard, 2023), écrit avec Bruno Cotte et Alain Pellet, qui dresse un acte d’accusation impitoyablement argumenté contre le président russe. Face à la guerre d’agression livrée en 2022 à l’Ukraine, comme jadis lors de la guerre dans les Balkans, chaque fois que l’Europe est menacée, il rappelle que la paix passe par la justice. « J’ai la nuque raide en matière de justice et de droit », a-t-il l’habitude de dire.

Sa conception du rôle du Conseil constitutionnel est celle d’un contrepouvoir face aux pouvoirs élus, dans l’esprit de Condorcet. Dans un pays qui célèbre volontiers l’autorité de l’Etat, il veut imposer la dimension libérale qui manque à notre démocratie. Non sans conflit ouvert, en période de cohabitation, avec la majorité politique du moment. Il dira, en guise de boutade, que la France n’est pas le pays des droits de l’homme, mais, seulement, de la Déclaration des droits de l’homme. Dans cet esprit, il cultive « le devoir d’ingratitude » à l’égard de l’autorité de nomination, tout en veillant à ce que les passions politiques ne réduisent pas les libertés fondamentales. C’est ainsi qu’il fera entrer une culture judiciaire chargée d’histoire dans l’âge démocratique.

À chaque fois que les libertés sont menacées, sa conviction se meut en action militante. Il aspire à une France « terre des libertés, qui se doit d’être exemplaire ou de renoncer à être elle-même ». Historien « républicain, laïc et juif », dont le père fut déporté à Sobibor, il rappelle souvent l’alliance du judaïsme avec la liberté, si précieuse pour un peuple voué à tant de persécutions. Il n’est pas étonnant qu’on remarque dans un coin de sa bibliothèque la copie de l’arrêté qui accorde la nationalité française à son père, Simon Badinter. Sans cesse, chez lui, on rencontre l’histoire comme aiguillon de l’action politique et du questionnement intellectuel.

L’aide aux victimes

Cette dialectique connaît pourtant des limites. Comme garde des sceaux, Robert Badinter veut réformer les prisons. La tâche est difficile tant ce « défenseur des assassins » passe pour le « ministre le plus impopulaire du gouvernement ». Il supprime les quartiers de haute sécurité (QHS), instaure les parloirs libres et installe les écrans de télévision dans les cellules, mais, on le sait moins, il crée le premier service d’aide aux victimes dans son ministère. À ces oubliées de la justice que sont les victimes, à l’indifférence bureaucratique de l’institution, il offre pour la première fois un espace de reconnaissance et de réparation. On mesure aujourd’hui, lors des procès du terrorisme que nous connaissons, l’ampleur de cette innovation que rien, à l’époque, ne permettait d’imaginer.

Reste qu’il ne peut réaliser la réforme pénitentiaire qu’il espère. Le regard de l’historien de La Prison républicaine (Fayard, 1992) se teinte d’amertume. Il y voit « une loi d’airain » : la prison ne saurait offrir aux détenus une condition meilleure que celle des hommes libres, sauf à renoncer à sa fonction de dissuasion. À défaut de réformer la prison, faute de pouvoir s’en passer, il faut donc écrire, témoigner, témoigner encore et toujours. Le pessimisme de l’écrivain aura raison, sur ce point, de l’élan réformateur du ministre.

Son regret reste de ne pas avoir doté la justice d’un musée à la hauteur de son histoire multiséculaire. De cette institution trop longtemps délaissée par la République, à l’activité largement méconnue, immergée dans des rituels d’un autre âge, que savent nos concitoyens ? Comment les générations futures pourraient-elles s’en approcher et vaincre cette défiance sans disposer d’une œuvre mémorielle et pédagogique ? Comment faire comprendre qu’un procès équitable est le garant de nos libertés et le creuset de la citoyenneté ? Le collectionneur passionné qu’il fut s’en console, mais le citoyen lucide s’en désole. Si l’œuvre de justice est inaccomplie, c’est peut-être qu’elle est devant nous, comme le suggère la parole biblique que Robert Badinter aime citer : « La justice tu chercheras ardemment ».

Denis Salas, président de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice

Cet hommage a été publié dans l’édition du journal Le Monde du 10 février 2024 ; voir le lien ci-dessous :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/10/robert-badinter-a-fait-entrer-une-culture-judiciaire-chargee-d-histoire-dans-l-age-democratique_6215849_3232.html


« Merci, Robert Badinter, pour ce que vous avez été ». Tribune de Bruno Cotte, ancien président de chambre de jugement à la Cour pénale internationale, parue dans le journal Le Monde du 9 février 2024

« Robert Badinter, «une référence morale et politique au sens noble» pour la Justice ». Entretien accordé par Jean-Paul Jean, président de chambre honoraire à la Cour de Cassation et vice-président de l’Association française pour l’histoire de la justice, à Mathieu Delahousse et publié dans L’Obs le 11 février 2024


Entretien accordé par Monsieur Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, à Denis Salas, président de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice, en novembre 2021 :
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